L’analyse dans le livre La Dette odieuse de l’Afrique révèle le fait choquant que l’Afrique sub-Saharienne (SSA) est ‘créditrice’ nette vis-à-vis du reste du monde, dans la mesure où le stock des capitaux ayant fuit le sous-continent excède de loin le stock de sa dette extérieure. La fuite des capitaux est estimée à plus de 700 milliards de dollars sur la période de 1970 à 2008, contre une dette totale de 175 milliards de dollars en 2008. L’analyse révèle aussi que la fuite des capitaux est étroitement liée aux flux d’emprunts publics. Pour chaque dollar emprunté, en moyenne plus de 50 cents quittent subtilement le continent africain dans la même année. En fait souvent l’argent ne sort même pas des banques ayant financé le crédit à l’état africain ; par un jeu d’écriture, une partie des prêts se retrouve sur le compte privé du dirigeant chargé de négocier la dette pour son pays. Ainsi la fuite des capitaux et la dette extérieure sont liées par une « porte tournante », facilitée par la corruption du côté des dirigeants africains et la complicité de leurs banquiers dans les centres financiers occidentaux.
Un autre conduit de la fuite des capitaux est la manipulation des paiements du commerce extérieur. Les importateurs gonflent la facture des importations afin de récupérer un excédent de change, alors que les exportateurs sous-déclarent la valeur des marchandises vendues et dissimulent la différence dans les comptes bancaires à l’extérieur. Les pertes par le biais de ces manipulations du commerce extérieur sont plus manifestes dans le secteur des ressources naturelles où opèrent de grandes multinationales. Celles-ci profitent de la complexité des opérations et du grand volume des transactions dans ce secteur pour minimiser leur facture d’impôt. L’évasion fiscale est devenue encore plus facile avec la prolifération des paradis fiscaux et la complexité de la structure de la gouvernance des multinationales. Ainsi les pays africains se voient spoliés de leurs richesses en même temps qu’ils continuent à peiner pour payer des dettes extérieures dont une partie a alimenté la fuite des capitaux – ou ‘dettes odieuses’. Entre temps, le service des dettes odieuses prive les gouvernements africains de fonds nécessaires pour le financement des services sociaux notamment les soins de santé.
Évidemment même lorsqu’une fraction de l'emprunt extérieur est détournée, l'Afrique reçoit toujours un afflux net d'argent, inférieure quand bien même à la valeur nominale de la dette. La ponction nette vient dans les années subséquentes lorsque la dette est remboursée, dans son entièreté, avec intérêt. En utilisant les données de la Banque mondiale, nous estimons qu’avec chaque dollar supplémentaire de service de la dette, 29 cents de moins sont consacrés aux soins de santé publique, et que chaque réduction de $40.000 en dépenses de santé se traduit par un décès infantile supplémentaire. Ainsi, nous estimons que le service de la dette sur les prêts qui ont alimenté la fuite des capitaux occasionne plus de 77.000 décès de nourrissons supplémentaires par an. La fuite des capitaux n’est donc pas seulement de l’escroquerie financière ; elle occasionne des pertes en vies humaines.
Que faire ? La responsabilité de la fuite des capitaux incombe aussi bien aux gouvernants africains qu’aux acteurs occidentaux, tant les banques qui sont complices dans la dissimulation des fonds que tout bailleur de fonds qui met ses intérêts stratégiques au-dessus des besoins de développement. Le plus grand défi essentiel est la transparence dans la gestion de la dette et des ressources nationales ainsi que la bonne diligence dans les opérations bancaires et le financement du développement. Les pays africains devraient procéder à un audit systématique des dettes publiques pour établir leur légitimité. Ils auront alors droit de répudier unilatéralement toute dette jugée illégitime ou ‘odieuse’ dans la mesure où : (1) la dette a été contractée sans le consentement du peuple (notamment par un gouvernement dictateur) ; (2) la dette n’a pas bénéficié au peuple (le crédit n’a pas financé le développement) ; et (3) le bailleur de fonds savait ou était en mesure de savoir si oui ou non les deux premières conditions sont remplies. Un processus transparent d’audit établirait l’objectivité de la répudiation sélective de la dette. Elle protègerait les créanciers légitimes en pénalisant les spéculateurs et les complices de la corruption, et contribuerait aussi à améliorer l’efficacité de l’aide.
Les gouvernements partenaires de l’Afrique comme le Canada ont un rôle essentiel à jouer dans le combat contre la fuite des capitaux en Afrique. En capitalisant sur sa longue expérience d’appui au développement en Afrique, le Canada pourrait soutenir cette cause en donnant l’appui technique et financier aux pays africains pour l’exécution de l’audit des dettes publiques. Le Canada pourrait aussi appuyer les unités d’intelligence financière (Financial Intelligence Units) dans les gouvernements africains en charge de la prévention de la fuite des capitaux, l’évasion fiscale, le blanchiment de l’argent et tous les autres délits financiers. Il est aussi impératif que le Canada continue à assurer une réputation de transparence dans son système bancaire en exigeant des banques qu’elles déclarent systématiquement les transactions suspectes, notamment celles des personnes africaines politiquement exposées (politically exposed persons - PEP). Enfin, le Canada pourrait donner un bon exemple, à l’instar de la Norvège, en procédant lui-même à un audit systématique de ses crédits et dons aux pays africains pour s’assurer que les fonds publics sont effectivement utilisés pour le financement du développement. Ces mesures profiteraient non seulement aux peuples africains, mais elles contribueraient aussi à bâtir une architecture financière internationale plus transparente. Sans de tels changements structurels, l’allègement de la dette africaine au mieux ne peut offrir qu’un palliatif temporaire au problème d’endettement.
Par Léonce Ndikumana
Andrew Glyn Professor of Economics and Director of the African Policy Program
Department of Economics and Political Economy Research Institute (PERI)
University of Massachusetts at Amherst
Léonce Ndikumana présentera des conférences sur ce sujet à Ottawa et à Montréal les 27, 28 et 29 février prochains. L’horaire des conférences est disponible au : Conférences Léonce Ndikumana
Excellente présentation du Pr. Ndikumana, très accessible et instructive!!une perspective différente de l'Afrique!! Bravo aux chercheurs courageux.
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